Friches et terrils : des refuges inattendus pour la biodiversité menacée

22/07/2025

Des paysages en marge devenus indispensables

Dans le nord de la France, les friches et terrils occupent une place discrète mais cruciale dans la protection de la faune et de la flore menacées. Héritage de l’industrialisation, les terrils, ces montagnes de schistes issues de l’extraction minière, et les friches, vestiges de sols abandonnés ou artificialisés, semblent à première vue délaissés – parfois même dérangeants pour le paysage local. Pourtant, ce sont aujourd’hui des hotspots de biodiversité, véritables laboratoires vivants pour nombre d’espèces protégées.

Pourquoi les friches et terrils fascinent tant les naturalistes ?

Derrière leur apparence sauvage et désordonnée, ces milieux offrent une mosaïque de micro-habitats variés, rarement présents ailleurs. Contrairement à l’image d’espaces vides ou « perdus », ils accueillent un étonnant foisonnement du vivant. Les conditions extrêmes – sols pauvres, expositions au sud, manque d’eau, pentes instables – écartent la concurrence des espèces courantes et créent un terrain favorable pour des communautés originales, dont certaines, rares ou menacées, trouvent ici refuge.

  • Hétérogénéité des habitats : mares temporaires, pelouses sèches, fourrés pionniers, lisières boisées, zones de pierres nues…
  • Microclimats singuliers : festival de taches chaudes, abris frais, humidité piégée par les dépressions
  • Faible pression humaine : l’inaccessibilité des terrils, l’image négative des friches ont (paradoxalement) longtemps protégé ces milieux

Des espèces protégées sous nos yeux, mais invisibles

L’histoire des friches et terrils dans la préservation des espèces est jalonnée de découvertes marquantes. Ces dernières décennies, les inventaires naturalistes menés dans le bassin minier et les couronnes urbaines du Pas-de-Calais ont révélé la présence de nombreuses espèces sur liste rouge régionale ou nationale, parfois même “hors des radars” de la conservation.

Quelques espèces emblématiques repérées sur friches et terrils

  • L’Ophrys abeille (Ophrys apifera) : orchidée protégée, inféodée aux sols maigres et perturbés – jusqu’à 118 pieds recensés sur un seul terril à Loos-en-Gohelle (Cercle des compagnons de la terre)
  • Le Lézard des murailles : fréquemment observé sur les pentes ensoleillées et pierrées des terrils
  • Le Lucane cerf-volant : insecte protégé dont la survie locale dépend des vieux troncs laissés en décomposition sur certaines friches
  • La Pie-grièche écorcheur : oiseau nicheur dans les haies pionnières, inscrit à l’Annexe I de la Directive Oiseaux
  • Papillons remarquables : Azuré bleu-céleste, Amaryllis, Proserpine – parfois signalés alors qu’ils avaient disparu des bocages
  • Flore pionnière rare : comme la Gagée de Bohême ou encore les orpins, rosettes d’orpins, l’Ancolie, etc.

Sur certains sites, plus de 200 espèces floristiques sont recensées sur moins d’un hectare (INPN, Muséum National d’Histoire Naturelle).

La Commission européenne a d’ailleurs reconnu l’intérêt majeur des terrils du bassin minier, en faisant classer plusieurs d’entre eux en Zone Naturelle d’Intérêt Ecologique, Faunistique et Floristique (ZNIEFF), et même en sites Natura 2000.

Des oasis pour la biodiversité ordinaire… et pour la plus menacée

Si les « vedettes » protégées attirent l’attention, l’intérêt écologique des friches et terrils ne réside pas seulement dans la sauvegarde d’espèces rares. Ils servent aussi de refuge aux pollinisateurs (abeilles solitaires, guêpes fouisseuses), à des populations d’amphibiens, de micromammifères, de chauves-souris, ou de batraciens, tous maillons essentiels du tissu vivant local. Les rares mares formées en creux abritent tritons, crapauds calamites ou libellules peu courantes.

Ces zones refuges peuvent aussi servir de « corridors écologiques » : elles permettent aux espèces de circuler entre des espaces naturels fragmentés, jouent le rôle de réservoir génétique voire de source de recolonisation des milieux alentours.

Études et chiffres à l’appui : le poids du Nord-Pas-de-Calais

Le Nord-Pas-de-Calais, région longtemps dominée par les traces de l’extraction et de l’industrialisation, concentre en France la plus forte densité de terrils : 339 terrils recensés pour la seule région Hauts-de-France, dont 80 considérés d’intérêt écologique majeur selon le Conseil scientifique du Patrimoine naturel (Centre Historique Minier).

  • Au moins 35 espèces animales protégées recensées sur les terrils du bassin minier entre 2000 et 2017, dont des amphibiens, reptiles, insectes et oiseaux (Europe en France).
  • Plus de 180 espèces végétales protégées ou rares signalées, dont 19 figurant sur la liste rouge régionale.
  • Des records locaux : jusqu’à 280 espèces végétales sur le terril Sainte-Henriette à Harnes, dont des résurgences d’espèces disparues du milieu rural classique.

Les friches urbaines, quant à elles, représentent plus de 7 000 hectares dans la seule agglomération de Lille, certaines sites hébergeant plus de 30 espèces à statut patrimonial (Friches et biodiversité en Hauts-de-France, CD2E, 2022).

À contre-pied des idées reçues : pourquoi ne pas « renaturer » à tout prix ?

Avec le retour en force du verdissement urbain et des politiques d’artificialisation zéro, les friches et terrils engendrent parfois de vifs débats. Faut-il systématiquement planter des arbres, ou semer des prairies labellisées, pour reconquérir ces espaces ? Beaucoup d’experts – dont l’Office français de la biodiversité – recommandent la prudence.

  • Le paradoxe des sols pauvres : C’est justement la rudesse des conditions, la pauvreté et la diversité des substrats qui créent une originalité écologique rompue par le reboisement ou la stabilisation artificielle.
  • L’évolution spontanée : Les processus dits de « successions écologiques » laissent place d’abord à une faune et une flore pionnières, puis, lentement, à des communautés matures… Perdre cette diversité de stades, c’est perdre une partie du patrimoine vivant.
  • Interventions ciblées oui, artificialisation non : Gestion différenciée, conservation des zones ouvertes, gestion de la végétation spontanée, maintien des pierriers, voire création de mares saisonnières - voilà ce qui favorise le maintien des espèces protégées (OFB).

Gestion, protection, sensibilisation : des leviers à renforcer

Le statut des friches et terrils, longtemps perçus comme des espaces en attente d’une « vraie » vocation, évolue. De nombreux programmes se mettent en place pour concilier maintien de la biodiversité et usages humains.

  • Terrils propriétés du Conservatoire d’espaces naturels : Plusieurs dizaines dans les Hauts-de-France sont aujourd’hui gérés pour leur valeur écologique, en concertation avec associations et riverains (Conservatoire d'espaces naturels Hauts-de-France).
  • Sentiers d’interprétation naturalistes, panneaux pédagogiques, suivis scientifiques participatifs permettent d’impliquer les habitants, y compris dans les agglomérations.
  • Projets européens LIFE, visant à restaurer, gérer, et suivre la biodiversité spécifique de ces milieux, tout en assurant un équilibre entre accessibilité, tourisme de nature et respect du vivant (Ex : LIFE in Quarries, LIFE Biodiv'Paysages).
  • Chantiers « nature » participatifs, mobilisation d’urbanistes et de programmateurs d’espaces publics, qui doivent désormais co-construire avec les écologues.

Des défis persistants

  • Pression foncière : L’extension périurbaine, le risque de projets d’aménagement (zones commerciales, lotissements), menacent parfois l’intégrité des sites les plus riches.
  • Perte de mémoire collective : Trop souvent, les friches et terrils sont associés à la « saleté » ou au déclin, alors qu’ils font partie de l’histoire locale et d’une identité écologique en mutation.
  • Sensibilisation insuffisante : Malgré l’émergence de sentiers et d’animations, seule une part minoritaire de la population est informée du rôle fondamental de ces milieux.

L’enjeu est alors d’allier reconnaissance, gestion adaptée, transmission et implication citoyenne ; ce qui suppose de changer notre regard sur ces « vides » et ces « résidus ».

À quoi ressemblera la nature sur les friches et terrils demain ?

Les terrils du bassin minier, progressivement réinvestis par la faune, la flore et – à leur suite – les habitants, symbolisent une nature résiliente, capable de renaître par surprise là où la main de l’homme a tout bouleversé.

La richesse spécifique, l’originalité des assemblages écologiques, la capacité d’accueil pour des espèces réfugiées deviennent progressivement des arguments de poids dans la planification urbaine et la transition écologique. Préserver, valoriser, transmettre ces paysages « à part » revient à garantir un refuge, non seulement pour des espèces menacées aujourd’hui, mais aussi pour une biodiversité encore invisible, demain.

Protéger les friches et terrils, c’est accepter que ce qui semblait perdu devienne ressource, que le « désordre » soit créativité du vivant, et que la marge soit – parfois – le cœur battant du territoire.

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