Les jardins privés : refuges insoupçonnés et indispensables de la biodiversité urbaine

12/08/2025

Un tissu vert souvent sous-estimé : la surface cumulée des jardins privés

En France, les jardins privés représentent une part étonnante du tissu vert urbain. Selon l’Observatoire des villes vertes (2023), ils couvrent environ 25 à 35 % de la surface totale des villes, bien devant les parcs publics ou les petits boisements collectifs (source : Observatoire des Villes Vertes 2023). À Lille, par exemple, les jardins familiaux et particuliers réunis couvrent déjà presque 790 hectares, bien plus que le Parc de la Citadelle.

Pour donner un ordre d’idée, à l’échelle de la communauté d’agglomération Hénin-Carvin, la surface cumulée des terrains privatifs verdis — jardins individuels, petits potagers, haies, vieux fruitiers — tisse un motif continu, là où les espaces naturels publics deviennent rares. Cela fait des jardins privés le premier réseau de "corridors" pour les espèces sauvages.

Un patchwork d’habitats à l’échelle du quartier

À la différence des parcs municipaux, souvent modelés selon des plans homogènes, les jardins privés se distinguent par leur diversité. Taille, composition, choix des plantes : l’ensemble forme une mosaïque d’habitats.

  • Haies variées : Certaines, composées d’arbustes locaux (aubépine, noisetier), abritent papillons, oiseaux nicheurs (rouge-gorge, merle noir), mais aussi hérissons, orvets ou crapauds.
  • Vieilles pelouses et coins "sauvages" : Quelques mètres carrés de pelouse non tondue deviennent aussitôt des terrains de jeux pour pollinisateurs, orthoptères ou perce-oreilles.
  • Plan d’eau, bassins, récupérateurs : Dès 30 cm d’eau stagnante, libellules et tritons ponctuent les observations — même en centre-ville.
  • Espaces minéraux (murets, vieux pavés) : Cachés sous les pierres, les amphibiens, escargots et insectes prédateurs trouvent des refuges humides.

Selon une étude menée à Angers par l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) en 2019, un quartier résidentiel doté de petits jardins montre une diversité végétale trois fois supérieure à celle d’un secteur densément urbanisé sans espaces verts privés (source : INRAE, “Front Yard Gardens and Urban Biodiversity”, 2019).

Ponts entre milieux naturels et trames vertes collectives

La fragmentation des habitats, souvent citée comme un des principaux dangers pour la faune urbaine, est atténuée par la présence continue des jardins. Ceux-ci servent de relais entre les grands parcs municipaux, friches en reconversion et bords de routes arborés — la fameuse "trame verte et bleue". Un hérisson, par exemple, peut explorer chaque nuit jusqu’à 3 km. Pour lui, il deviendra vite impossible de survivre en ville sans la succession de jardins ouverts à la circulation de la faune (source : Office Français de la Biodiversité, 2020).

Les jardins servent aussi de refuges temporaires lors des épisodes caniculaires ou de pollution. Les campagnes d’observations menées par le Muséum national d’Histoire naturelle (programme “Vigie-Nature”) démontrent, par exemple, que les oiseaux urbains (mésanges, rougequeues, moineaux) privilégient, en période de chaleur, les jardins les moins minéralisés, riches en buissons et arbres, où la température peut être inférieure de 4°C à celle du bitume (source : MNHN Vigie-Nature, 2022).

La biodiversité des jardins privés : aperçu chiffré et espèces clés

Les espèces qui trouvent refuge dans nos parcelles privées sont bien plus nombreuses qu’on ne l’imagine. En France métropolitaine, le programme "Observatoires de la Biodiversité des Jardins" lancé par l’association Noé recense chaque année :

  • Environ 500 espèces différentes de papillons de jour capables d’occuper nos jardins (source : Noé, 2023).
  • Environ 30 % des espèces d’oiseaux recensées à l’échelle nationale sont régulièrement distribuées dans les jardins urbains (source : LPO, 2022).
  • Près de 70 % des amphibiens des Hauts-de-France utilisent ponctuellement ou durablement des bassins et plans d’eau privés comme sites de reproduction.

Dans le Pas-de-Calais, plusieurs espèces patrimoniales bénéficient de la présence locale de jardins tolérants, par exemple :

  • Le hérisson d’Europe (Erinaceus europaeus), en fort déclin (-30 % en dix ans selon la Mammal Society), trouve ses conditions de vie dans les jardins ouverts, sans pesticides, connectés par des petites ouvertures dans les clôtures.
  • La huppe fasciée (Upupa epops), qui retrouve parfois le Nord-Pas-de-Calais à la faveur d’anciens vergers et grands jardins peu perturbés.

Pressions et menaces : le revers discret du jardinage moderne

Les atouts des jardins privés pour la biodiversité ne sont pas infinis, au contraire. Plusieurs pratiques courantes réduisent drastiquement cet effet vertueux :

  1. Usage de pesticides et désherbants : selon l’Ifremer, 85 % des foyers recouraient encore à des produits phytosanitaires chimiques en 2018 (source : Ifremer, synthèse phytosanitaires 2018), affectant insectes, lombrics et microfaune.
  2. Remplacement des haies par des clôtures bétonnées ou grillagées, rendant la circulation de la faune presque impossible.
  3. Standardisation des espèces végétales : Les cyprès, thuyas, ou gazons anglais abritent bien moins de diversité que des haies composites ou des herbes folles.
  4. Fractionnement excessif des parcelles lors de lotissements récents, où chaque micro-jardin s’isole par des murs imperméables à la faune.

Un effet parfois illustré par la disparition quasi-totale du crapaud calamite dans certains quartiers neufs, là où seuls les bassins des vieux jardins permettaient autrefois sa reproduction (Source : Groupe Ornithologique et Naturaliste du Nord – Pas-de-Calais, 2020).

Engager un cercle vertueux : conseils pratiques et exemples locaux

Redonner leur rôle écologique aux jardins privés passe par une somme de gestes simples, individuels ou collectifs. Plusieurs communes du Bassin Minier incitent désormais à :

  • Laisser des recoins "sauvages" (herbes, tas de bois, pierres), pour abriter la microfaune.
  • Ouvrir des passages dans les clôtures : une ouverture de 13 x 13 cm suffit au hérisson pour circuler.
  • Planter local : Bourdaine, aubépine, sureau, prunellier… Des essences adaptées à la région, peu gourmandes en eau, riches en baies et en insectes.
  • Installer des nichoirs, ruches solitaires, hôtels à insectes, à bonne distance des zones de passage pour le calme.
  • Renoncer aux pesticides et privilégier les paillages, le compost, les engrais naturels.

Certains quartiers, comme celui des Cheminots à Hénin-Beaumont, voient même des habitants s’accorder pour faire circuler la faune de jardin en jardin, via un “club des hérissons” local où chacun s’engage à ouvrir des passages dans ses clôtures et à ne pas retourner la nuit les tas de feuilles et de bois : un réseau coopératif simple, mais efficace.

De nouveaux usages, une participation citoyenne renforcée

La prise de conscience s’accélère. De plus en plus de programmes participatifs (LPO Oiseaux des jardins, Vigie-Nature, Tela Botanica) mobilisent les citadins autour de la biodiversité ordinaire. À Montigny-en-Gohelle, près de 200 familles ont contribué, en 2023, à un recensement collectif de papillons de nuit, révélant deux espèces non observées depuis plus de 20 ans (source : LPO Pas-de-Calais, “Mission Nuit”, 2023).

À chaque fois, ces actions révèlent des trésors insoupçonnés et permettent d’ajuster les pratiques : tonte différenciée, plantation, maintien de l’eau, gestion douce des déchets verts.

Au fil des années, il devient possible d’imaginer le jardinage urbain comme un acte engagé, ancré dans une histoire locale et une trame écologique globale — chacun, sans être naturaliste chevronné, redevient acteur du tissu vivant du territoire.

Mettre en lumière ces lieux ordinaires

Les jardins privés ne remplaceront jamais les grands espaces sauvages, ni les politiques publiques de protection de la faune et de la flore. Mais, dans des régions où la densification et l’artificialisation transforment le paysage, ils constituent des refuges quotidiens, connectés à l’histoire d’une rue, d’un quartier, d’une ville.

Ce sont aussi des espaces de rencontre, de pédagogie informelle, où chaque habitant peut devenir le témoin privilégié de la petite faune et s’essayer à une autre forme de lien à la nature. À l’ombre d’un lilas ou sous le chant d’un merle matinal, la biodiversité urbaine se joue aussi ici, sur la parcelle d’à côté.

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